Stéphanie Pioda
Christian Lu représente la nature non pas de façon figurative ou anecdotique, mais sublimée. Ce n’est pas la réalité du monde tangible qui est au cœur de ses tableaux, mais le sentiment et les impressions que cette nature produit en lui. Il agit tel un filtre pour nous livrer en négatif son monde intérieur. On comprendra alors que Christian Lu soit fasciné par les wenren hua, ces peintures de paysages de Lettrés dans lesquelles « l’artiste cherche à peindre ses propres émotions et non forcément ce qui va plaire à la Cour, à l’Empereur » précise-t-il. J’admire cette ‘indépendance’ d’expression. » Ses toiles sont autant d’invitations à voyager dans les motifs, tantôt pures abstractions, tantôt arbres ou cimes de montagnes, souvenirs de cette peinture de paysage traditionnelle. Car Christian Lu a suivi l’enseignement de grands maîtres de la peinture chinoise de la seconde moitié du XXe siècle, et a assimilé les modèles des peintres historiques. Avant de pouvoir créer, il faut avoir copié et compris les maîtres anciens. C’est seulement alors qu’un peintre peut prétendre proposer des œuvres personnelles et s’inscrire dans une continuité. Il s’est approprié de ses maîtres les aplats de couleurs sombres de Li Fengmian qui délimitent la ligne des montagnes, ces sensations colorées des paysages aux contours vaporeux de Liu Haisu, l’énergie et le rythme du trait des frondaisons des arbres de Li Keran, les montagnes scandées de lignes de vagues d’arbres de Lu Yanshao…, et l’abstraction lyrique de Zao Wou-ki. Il leur est redevable à tous, ce qu’il exprime dans le titre de certains de ses tableaux précisément : En hommage à Li Keran, En hommage à Shen Zicheng (son « parrain de pinceau » comme il le définit), En hommage à Lu Yanshao, mais aussi En hommage à Henri Matisse !
Artiste chinois arrivé en France en 1981, il devient un lien et un point de rencontre entre ces deux cultures, qui est fondé pour l’une sur le vide et l’autre sur le plein, l’une sur une tradition de la peinture de paysage millénaire, l’autre sur la dictature récente de l’abstraction, l’une ayant donné ses lettres de noblesse au lavis et à l’encre et l’autre à l’acrylique et à la peinture à l’huile, l’une spirituelle, l’autre matérielle. Mais la philosophie chinoise n’apprend-elle pas que l’équilibre entre le yin et le yang naît justement de la confrontation de ces contraires ? La peinture de Christian Lu est un condensé de tout cela, nourri par sa passion pour la grande peinture chinoise, par le souvenir de ses premières visites au musée du Louvre lorsqu’il arrive en France et de toute la culture artistique occidentale depuis Cézanne. Cette double polarité constitue une véritable force et lui a permis d’élaborer un style unique.
Que voit-on dans cette peinture ? Des paysages, des cimes portées par une mer de nuages, un ciel profond, une abstraction colorée, la peinture. La surface de la toile donne parfois l’impression d’une croûte terrestre que l’artiste aurait creusée, siège de forces telluriques prêtes à sortir du cadre du tableau et envahir le mur. Il oppose des surfaces lisses calmes portées par le mouvement de l’air à des zones plus accidentées, passant d’un bleu aérien à un gris mouvementé. Des couleurs claires explosent de gaieté et de vie comme ce ciel bouillonnant en hommage à Matisse, où le bleu tourbillonne, s’agite à la limite de déborder du cadre. Cet autre tableau en revanche semble reproduire une coupe stratigraphique d’un jardin, avec la terre, les herbes fines et délicates, l’air donnant vie à l’ensemble. La nature vue au microscope. « Chaque peinture est une histoire différente » explique-t-il, au spectateur d’y plonger et de se laisser transporter, de se confronter à l’émotion de la nature.
Les coups de pinceau sculptent la toile, donnent du volume à une colline, du mouvement à une rivière, du souffle aux nuages. Pour cela, Christian Lu s’exprime toujours sur des grands formats, les seuls aptes à libérer le geste qui accompagne le moment de la création qui est aussi important que le résultat. Il entre en communion avec l’univers pour capter le Qi, le souffle vital et le faire circuler dans la toile. C’est pour cela que l’artiste ne travaille pas avec des dessins préparatoires, le motif et le geste sont déjà matures dans sa pensée. La toile se construit au fur et à mesure que le Qi occupe l’espace. Cette spontanéité et cette évidence sont également à l’œuvre dans ses encres, technique qui est rattachée de façon plus forte à l’histoire de la calligraphie chinoise. Sans repentir possible, il fait glisser son pinceau avec assurance, fidèle à ce que prônait Shitao (1642- vers 1707) dans son traité Les propos sur la peinture du moine Citrouille amère : « l’Unique Trait de Pinceau ». « L’Unique Trait de Pinceau est l’origine de toutes choses, la racine de tous les phénomènes ; sa fonction est manifeste pour l’esprit, et cachée en l’homme, mais le vulgaire l’ignore. […] Si l’on ne peint d’un poignet libre, des fautes de peinture s’ensuivront ; et ces fautes à leur tour feront perdre au poignet son aisance inspirée. Les virages du pinceau doivent être enlevés d’un mouvement, et l’onctuosité doit naître des mouvements circulaires, tout en ménageant une marge pour l’espace. Les finales du pinceau doivent être tranchées, et les attaques incisives. Il faut être également habile aux formes circulaires ou angulaires, droites et courbes, ascendantes et descendantes ; le pinceau va à gauche, à droite, en relief, en creux, brusque et résolu, il s’interrompt abruptement, il s’allonge en oblique, tantôt comme l’eau, il dévale vers les profondeurs, tantôt il jaillit en hauteur comme la flamme, et tout cela avec naturel et sans forcer le moins du monde. »
Ces mots de Shitao s’appliquent aux encres de Christian Lu, qui sont chacune un détail d’une immensité qu’il saisit toujours dans le même format, 68 x 68 cm, des fenêtres sur ces motifs abstraits qui nous emmènent dans l’infiniment petit ou l’infiniment grand, avec beaucoup de délicatesse et de poésie.
La peinture de Christian Lu est chargée de l’urgence et de la nécessité de la création. Il n’a pas le choix. Et aujourd’hui, après 30 ans de production dans la plus grande intimité, enfermé dans cette quête artistique tel un moine reclus qui a besoin de ce silence pour trouver des réponses à ses questions, il est temps de montrer, de partager. Christian Lu est avide de création, pressé de transmettre.