Une plénitude inquiète
Gérard Xuriguera (Texte original)
Une œuvre d’art n’est jamais innocente, parce qu’elle est le fruit d’une mémoire, d’une époque, de paramètres géo-culturels et sociologiques. Même s’il demeure lié à ses racines, l’artiste a le droit d’en transgresser les données, pour se forger un langage à son usage. Car il sait que le passé n’interpelle que lorsque le présent a perdu sa crédibilité.
Originaire de Shanghai, parisien depuis 1981, Christian Lu n’a pas renié ses ancrages, trop marqué par les maîtres réputés qui ont très jeune guidé sa main et son esprit, mais il s’est peu à peu délesté des servitudes de l’appris, afin de tracer sa propre route. N’ignorant pas que le déraciné vit son pays plus intensément, mais parfaitement intégré à sa terre d’adoption, pour lui, présent et passé ne se contredisent pas; ils s’épaulent et se confortent. Aussi, c’est la synthèse entre la sagesse chinoise, héritière des paysagistes-calligraphes, et les turbulences de la peinture gestuelle occidentale, qui ont orienté son itinéraire. Et bien que de prime abord, sa pratique soit abstraite, à y regarder de près, elle évoque l’idée de paysage, avec ses formes puissamment brassées, assorties de germinations voyageuses qui portent au rêve.
Son processus ambivalent, où la lumière se reflète à travers les vibrations de la couleur et les enchaînements labiles de la forme, autour d’un centre fédérateur, enlace trois voies. La première, sous l’égide de ses professeurs, participe de la reformulation de la figuration traditionnelle, dans le respect des codes chinois de la représentation, qui entendent capter l’éphémère et délivrer une image destinée à affronter la durée.
La seconde, aborde dans un romantisme d’obédience lyrique, les thèmes éternels du répertoire sino-coréen, dans une vision quintessenciée de la nature, indivisible de la pensée extrême orientale. Il ne s’agit pas d’imiter, puisque l’être est lui-même nature, mais de la recréer selon la vitalité intérieure de l’artiste, la force intuitive de son ressenti, que l’émission d’un geste réflexe transcende. Énergie et mouvement, foisonnement ou rétention, impulsent alors des surfaces intriquées de forme ombrageuses ou méditatives, remuées ou dépouillées, qui nous rappellent qu’en dépit d’une autre approche technique, le règne naturel est toujours au cœur de la trajectoire de Christian Lu.
Les caprices ventilés de l’humus, les bourrasques nocturnes ou les aubes printanières, les herbes folles ou les landes désertées, irriguent l’espace sans vraiment le nommer. Les flux marins ou telluriques vagabondent, éclatent en particules ou se constituent en coulées mitoyennes, en isolant de larges zones lacunaires. Tout se meut et s’amalgame, se disjoint ou se resserre, dans une marée de formes domestiquées à bout de course. Vallées et montagnes, ruisseaux et torrents ciel et terre ne sont plus que cascades de rythmes unis dans la même effusion.
Néanmoins, à ses caractéristiques générales, s’ajoutent, chez Christian Lu, des aspects particuliers dans le traitement elliptique de ses compositions, la densité de leur aménagement structurel et le rôle du corps en actions qui dénotent sa connaissance de l’art abstrait occidental. Trente de fréquentation de l’abstraction européenne, ont modifié sa perception du champ pictural. A l’écart du simple compromis naturaliste, l’autonomie de son geste fondateur à totalement libéré l’élan de son bras scripteur, et dilué ses unités dans les mailles de l’analogie imaginaire. La nature renaît ici de son émanation même, non pas pour transcrire un concept, mais pour restituer des sentiments arraisonnés sur le vif, en adéquation avec l’espace et le temps.
Le troisième volet de ce parcours, concerne les lavis à l’encre de chine de Christian Lu, qui excelle dans cette partition. Art de lettré, discipline millénaire qui n’admet pas le repentir, la calligraphie est le pivot de cette expression dansante, qui nécessite pourtant rigueur et mesure dans le déploiement économe de ses prestiges mouchetés. Au fil de cette chorégraphie où le trait devient signe et le signe montagne, « le pinceau engendre la substance et la forme, l’encre fixe la couleur et la lumière », déclarait Han Chuo à l’époque Song. Mais il n’est pas question de cibler un motif, tout n’est qu’allusion, équivalence, temps suspendu, dont la clé suprême est le trait: sillon de l’énergie vitale. D’après Huang Pin-Hung, « la conscience du Blanc et la contenance du Noir, c’est l’unique chemin pour accéder au mystère ».
Conscient de la force des non-couleurs, Christian Lu possède aussi beaucoup d’assurance dans l’inscription spontanée de la ligne brisée ou moutonnante sur le papier, qu’il déroule avec une élégance maîtrisée. Ses admirables lavis aux effets contrastés, déliés ou ramifiés, nous entraînent dans une suite de vertiges cosmogoniques.
Au carrefour de deux cultures, son œuvre conquérante nous laisse sur une impression de plénitude inquiète qui résonne en nous longtemps après.